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Les Assoiffées


LES ASSOIFFEES
De Bernard Quirigny – Editions du seuil Sept. 2010

1970 : La Belgique connaît une révolution sans précédent. Le parti féministe accède au pouvoir à l’issue de la grande marche des femmes. Grâce au coup d’état Judith devient « La grande Bergère », l’impératrice entre toutes… S’est mis en place une république de femmes. Les hommes étant relégués à leur seule fonction de reproduction ou de larbin.

2010 : 40 ans après, la Belgique est un pays mystérieux aux yeux du reste du monde, aux frontières infranchissables. Certains néanmoins sont fascinés par ce modèle qu’ils imaginent un paradis d’égalité. L’autorisation exceptionnelle parvient à une poignée d’intellectuels ou militants français pour visiter l’empire des femmes.

Dans le même temps, dans une banlieue de Bruxelles, Astrid est une anonyme, une femme d’une trentaine d’années mère de deux filles. Elle tient un journal intime et écrit le quotidien d’une vie vouée au culte de la Bergère, elle écrit la soumission au despotisme tout en vouant adoration au pouvoir en place.  Elle décrit l’obscurantisme dans lequel on plonge la population, la paranoïa du pouvoir. 

Notre groupe d’intellectuels immergés dans le pays, à qui on ne montre que le politiquement correct, qui se leurre d’une liberté très maitrisée et surveillée, se laisse berné en toute bonne volonté sans trop de résistance. Ils veulent tellement croire qu’un système politique a réussi pour instaurer paix et « bonheur » à son peuple.

C’est un roman qui se situe entre farce et idéologie politique ; entre bouffonnerie et philosophie ; ce qui ne l’empêche pas d’être grave.
Bernard Quirigny le dit lui-même : son intention était de dénoncer la compromission de certains intellectuels avec leurs idéaux face à une dictature… Comment en 1936, puis dans les années 1950 une certaine intelligentsia se laissait aller à des déclarations douteuses pour « justifier » un certain esprit totalitaire.  Quirigny souhaitait démontrer comment un pouvoir exclusif individuel dictatorial peut dépasser l’humainement possible.

Cette démonstration est saisissante. Il aurait pu tout simplement écrire un récit historique reprenant les modèles du XXème siècle comme l’Allemagne ou la Russie ; Bernard Quirigny a préféré cette « joyeuse mascarade » parce qu’il est avant tout un écrivain de fiction, un romancier de talent (même s’il s’agit de son premier roman) et qu’il a préféré l’humour comme moyen de prise de conscience.

Drôle et surprenant : un livre de rentrée littéraire 2010 à ne pas manquer.

Extrait : « Songeant que cela pourrait servir dans l’article, il (Gould) prit aussi des notes sur sa chambre d’hôtel, qui était sobre, pour ne pas dire austère. Kristin prétendait que c’était un hôtel de luxe : selon les standards impériaux, c’était peut-être vrai, mais pour les siens, c’était tout juste convenable. Mais, par respect pour l’Empire, il retourna sa déception en admiration, et monta un début de théorie : cette chambre banale montrait que les Belges se moquaient du confort, parce que le confort ne comptait pas pour elles. C’était évidemment la preuve de leur supériorité, et de leur sens de l’intérêt national. Il écrivit aussi quelques mots sur ce qui sautait aux yeux dès qu’on entrait dans la chambre : l’immense portrait de Judith au-dessus du lit, qui veillerait sévèrement sur son sommeil. Il refusa de porter sur ce tableau des jugements esthétiques, parce qu’il trouvait que la question n’était pas là : il préféra noter à quel point le frappait l’évidence que grâce au portrait le voyageur, dans l’intimité de sa chambre, était poursuivi par la politique, et que la Bergère ne l’y abandonnait pas. De fait, sous l’œil de Judith posé sur lui, Gould n’était pas tout à fait décontracté ; le tableau diffusait comme un surmoi discret et bienveillant, qui le remettait dans le droit chemin, comme un crucifix dans la chambre à coucher d’un Chrétien. »